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Chroniques
Der goldene Drache | Le Dragon d’Or
théâtre musical de Péter Eötvös
Au commencement, une pièce de Roland Schimmelpfennig. Ensuite, une commande de l’Ensemble Modern et de l’Opéra de Francfort. Enfin, ce « musiktheater » joueur, drôle, énigmatique, haletant et poétique, Der goldene Drache, le nouvel opéra de Péter Eötvös, dont la première eut lieu le 29 juin, sous la direction du compositeur.
De tous les musiciens d’aujourd’hui, Eötvös aura plus qu’à son tour prouvé son grand sens du théâtre. Le tissage savant d’un texte d’opéra semble ne plus avoir désormais de secret pour lui. Si Trois sœurs demeure un choc dans les esprits [lire nos chroniques du 11 avril 2013 et du 24 mars 2012], encore observait-on avec Le Balcon une verve lyrique ténue [lire nos chroniques du 20 novembre 2009, du 28 janvier 2005 et du 25 janvier 2004]. Après le grand spectacle que fut Angels in America saisissait le retour à l’intime avec Lady Sarashina [lire notre chronique du 11 mars 2008]. Écrivant tour à tour pour les langues russe, française et anglaise, l’allemande apparaît un peu plus tard, via une collaboration avec Albert Ostermaier : c’était l’inquiétante Tragödie des Teufels, vue à Munich [lire notre chronique du 12 juillet 2010]. La même année nous découvrions une violente méditation lyrique en forme de miséricorde, Love and Other Demons, qui bouleversait le public strasbourgeois [lire notre chronique du 25 septembre 2010].
Il faudra comprendre cette nouvelle œuvre comme un drame burlesque, tragédie et comédie adroitement confondues. Nous sommes dans un fast-food thaï-chinois-vietnamien où deux hôtesses de l’air, la brune Eva et Inga la blonde, s’installent pour dîner. Dans le même temps, un « petit », c’est-à-dire la plus nouvelle des recrues de la cuisine, souffre d’un terrible mal de dent. Il est d’ores et déjà annoncé qu’il est à la recherche de sa sœur disparue… qu’il ne retrouvera jamais. Par ailleurs, un jeune couple voisin du restaurant fait la douloureuse expérience de la rupture, l’amant ne supportant pas la grossesse inattendue de sa belle ; cette intrigue parallèle est compliquée par la cohabitation avec le grand-père de la future maman.
S’ajoute une mise en situation de La cigale et la fourmi, la fameuse fable qu’on commence par conter, puis qu’on joue. La vilaine noiraude exploite bientôt la fantaisiste estivale, condamnée à durement frotter les sols, qu’elle prostitue hardiment à des hommes de passage. Parce qu’il échoue à prouver qu’il « peut encore aimer », le grand-père entre en furie et bat la pauvre cigale. Hans, l’épicier du coin, recueille celui qui ne veut pas être père ; il boit, boit, boit… et va calmer ses ardeurs avec cette cigale dont sans vergogne on fait ce que l’on veut, puisqu’elle a le tort d’avoir faim. Et que devient le Petit ? Il ne faudrait pas que les cris de sa souffrance fassent fuir la clientèle. Il est hors de question d’appeler un médecin ou d’aller chez un dentiste : le Petit n’a ni argent ni papiers. Aussi récupère-t-on sous l’évier une énorme pince de plomberie avec laquelle la dent malade est extraite. Le sang gicle, la dent s’envole… Où ? Dans le wok, donc bientôt dans la savoureuse soupe thaï que déguste Inga la blonde.
Jusque-là, cette histoire à la loufoquerie assumée est affreuse, voire affreusement drôle. C’est sans compter sur une dramaturgie brillante qui, plutôt que de représenter tous ces personnages, en confie l’incarnation à cinq chanteurs interchangeables : un Homme, une Jeune femme, un Jeune, une et un Sexagénaires. Ainsi, tous les protagonistes n’ont-ils qu’une existence scénique parfaitement impermanente (un Asiatique, une Asiatique, le vieux cuisinier, une vieille Asiatique, un vieux Chinois, le grand-père, la petite-fille, son petit ami, Hans, les hôtesses de l’air, la serveuse, la cigale, la fourmi, tous les membres de la famille restés en Chine, les esprits, etc.), efficacement symbolisée par un accessoire signifiant – il faut voir le Jeune métamorphosé en Grand-père puis en Cigale, puis en Grand-père violeur raté de Cigale, ou la Sexagénaire changée en Jeune femme enceinte, par exemple, sans oublier les truculentes Hôtesses de l’air, irrésistibles travestis perruqués et maniérés à outrance…
Cette distance du jeu induit un rythme proprement endiablé que vérifie assidument l’écriture musicale. Outre une fosse chambriste qui bondit de syncopes en chaos et même en éclats de rire (le rire est écrit pour les voix, certes, mais aussi pour les instruments), la vocalité conçue par Péter Eötvös est redoutablement rythmique (chant affirmé, « vibré », mais aussi recitar’ cantando, parlando, etc.), à l’exclusion de la partie du Petit, seul rôle à part entière, dont l’expression est l’interminable et douloureux mélisme de la plainte. De fait, il est la vérité de la pièce, par-delà ce scandale qui oppose sa misère à la futilité des hôtesses de l’air (« …chaque fois que je survole l’Atlantique, je pense aux requins… » et autres fadaises).
Là survient le conte : dans le trou laissé par la dent perdue apparaissent les membres de sa famille chinoise, réclamant des nouvelles, demandant si le Petit a retrouvé sa sœur, regrettant qu’il ne les appelle pas plus souvent, souhaitant son retour au pays. Seul, à côté de la bombonne de gaz, il meurt des suites de cette opération sauvage. Mais c’est un clandestin : que faire de sa dépouille ? Les cuisiniers le roulent dans un tapis, ce même tapis qui faisait son admiration, avec son immense dragon d’or – le nom du restaurant : Le Dragon d’Or. Ils l’emmènent sur un pont et le jettent à l’eau. Grand rituel de retrouvailles avec les ancêtres, avec manteau blanc, coiffe bleu-doré à plumes de faisan. Tandis que, de dégoût, Eva la brune a quitté brutalement la salle, la blonde Inga garde en bouche la dent blessée. Du pont funèbre, elle la rend à la rivière, obéissant en somnambule à une sorte d’impératif respect chamanistique – c’est un paradoxe : tant que son propriétaire est en vie, une dent peut se détériorer, mais dès qu’il meurt, les dents persistent, éternelles (aussi ne fait-on pas n’importe quoi d’une dent, une dent toujours fait sens). Finis, les rythmes foufous : une somptueuse élégie conclut Der goldene Drache, dragon qui peu à peu s’enfouit dans les ténèbres.
Notre entrée au Bockenheimer Depot s’était faite par l’arrière du décor, face à l’incroyable dragon de papiers d’emballage de nourriture chinoise et de sacs poubelle (décor d’Hermann Feuchter), énigmatique passerelle entre le dehors et le dedans qui déjà jouait sur la distanciation de la narration et l’investissement momentané du drame par ceux qui le racontent. Ce soir, le soprano auquel fut confié le rôle du Petit souffre d’une rhinopharyngite (Kateryna Kasper) ; c’est donc Corinna Tetzel, l’assistante du metteur en scène, qui le joue tandis qu’en fosse Sarah Maria Sun le chante : s’ensuit une énième distance, involontaire celle-ci, qui s’inscrit parfaitement le spectacle. Sur l’autoritaire tournoiement du gong, musiciens et acteurs envahissent le plateau ; ils y sonnent une Ouverture en ramdam d’ustensiles de cuisine !
Chacun ayant gagné son poste, l’Ensemble Modern entame, sous la battue précise d’Hartmut Keil, une « chinoiserie » méandreuse savamment « embusquée ». S’y font entendre certains aspects de la danse inventive du Balcon, des petits motifs obsédants comparables à ceux des Trois sœurs. Avec génie, une fosse d’un extrême raffinement cisèle la dramaturgie, révèle la méchanceté de la fourmi comme l’incongruité épique de la pince. À l’instar du maneki-neko qui de son geste mécanique délimite scène, fosse et salle, les ponctuelles interventions parlées de l’orchestre inquiètent plus qu’elles ne font sourire ; elles sont l’ingénieuse mise à distance de trop qui, annulant les dérisions préalables, replonge l’auditeur dans l’actualité dramatique – procédé magistral. L’envol de la dent donne lieu à un tutti vocal qui soudain arrête le temps, pure merveille. Dans la suite de ses inspirations orientales, Eötvös soutient a minima l’apparition des ancêtres masqués.
Outre le fil admirablement souple par lequel s’exprime Sarah Maria Sun (der Kleine), saluons la prestation nuancée du baryton Holger Falk (der Mann), la robuste présence d’Hans-Jürgen Lazar (der Mann über sechzig), l’excellente et rigoureuse Hedwig Fassbender (die Frau über sechzig), enfin l’impact clair et vigoureux du jeune Simon Bode (der junge Mann) [lire notre critique du CD Die Feen et notre critique du DVD Luci mie traditrici] dont on admire la vivacité de jeu. L’investissement scénique de ce beau quatuor est remarquable, prestement coordonné par la mise en scène d’Elisabeth Stöppler.
Il y a quatre ans, Péter Eötvös évoquait un projet francfortois non encore défini qu’il annonçait comme un vaste work in progress collectif et expérimental [lire notre entretien]. À l’inverse, c’est finalement un opéra avec un livret précis que nous venons de découvrir – et un chef-d’œuvre, osons le mot. C’est en revanche dans le projet Out at S.E.A., d’après Sławomir Mrozek, qu’une forme expérimentale est entrée dans la danse, un projet supervisé par le compositeur hongrois et qui sera donné à Paris dans quelques jours (festival ManiFeste, 9 juillet).
BB